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14 mars, 20 heures : le soir où tout a basculé

14 mars, 20 heures : le soir où tout a basculé

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© Thomas Coex/AFP

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Par Robin Panfili

Publié le

Il y a un an, les bars et restaurants devaient fermer subitement. Des chefs nous racontent cette folle soirée de l'intérieur.

Il y a un an tout pile, Édouard Philippe, alors Premier ministre, prenait la parole à la télévision pour annoncer aux Français la fermeture soudaine des bars et restaurants. Si de nombreux patrons, chefs et restaurateurs s’attendaient à une telle annonce, nul n’avait imaginé qu’elle interviendrait à 20 heures avec une prise d’effet à minuit le même soir. Pour raconter les coulisses de cette soirée extraordinaire, nous sommes allés discuter avec Adrien Ferrand (Eels, Brigade du tigre), Julia Sedefdjian (Baieta), Glenn Viel (L’Oustau de Baumanière), Nolwenn Corre (Hostellerie de la Pointe Saint-Mathieu) et Aziz Mokhtari (Les P’tits Fayots).

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Konbini food | Le 14 mars dernier, le gouvernement annonçait de manière soudaine la fermeture des bars et restaurants en France, sans que personne ne s’y attende vraiment. Avant l’annonce officielle, à 20 heures, comment était l’ambiance dans le restaurant ?

Adrien Ferrand | J’étais en salle ce soir-là et c’était le jus. Il y avait beaucoup du monde, de l’ambiance… Mais il y avait aussi un petit sentiment étrange, comme si tout le monde savait qu’il allait se passer quelque chose, mais sans savoir ni quand, ni comment. Nous-mêmes, on savait qu’une fermeture allait arriver dans les jours prochains, mais on ne pensait pas de manière aussi soudaine. On sentait que les clients avaient un peu pitié de nous, un peu comme des invités à un enterrement.

Julia Sedefdjian | Nous, franchement, on n’y croyait pas. Je me souviens très bien que le soir même, avec mes associés, on se marrait en disait : “Ça n’arrivera jamais, c’est n’importe quoi.” Dans nos têtes, l’annonce d’Édouard Philippe, c’était un non-sujet. On ne l’a même pas suivie, on était à des années-lumière de ce qui allait se passer.

© Thomas Coex/AFP

Aziz Mokhtari | On était complet et la salle était remplie. Les jours précédents, on avait vu l’Italie et la Chine fermer leurs restaurants, alors on était un peu paniqués. Mais, au fond, on n’imaginait pas que les restaurants ici, en France, pouvaient fermer du jour au lendemain. Il y avait des craintes, bien sûr, mais le soir venu, j’ai été pris par surprise.

Nolwenn Corre | L’ambiance était chaleureuse, le restaurant vivant comme à son habitude. C’était un samedi soir très animé, la salle pleine et personne ne s’attendait à cette annonce pour être honnête.

Glenn Viel | On était assez penchés sur le sujet et on se tenait prêts pour l’annonce. Mais, nous non plus, on ne pensait que cela arriverait pour le soir même et que l’on nous dirait de fermer aussi vite.

“C’est un client qui nous l’a appris. Il m’a regardé avec un regard bizarre et m’a arrêté : ‘Bon, vous avez vu, la sentence est tombée…'”

Il est 20 heures et l’annonce d’Édouard Philippe est officielle. Les chaînes d’information en continu sont en boucle dessus, les notifications arrivent sur les téléphones… Vous, comment l’apprenez-vous ?

Adrien Ferrand | À 20 heures, on gardait un œil sur les notifications du Monde ou de BFM TV sur nos téléphones. Mais, à 20 h 15, on avait déjà oublié de les surveiller tellement on était dans le jus. C’est un client qui nous l’a appris. Il m’a regardé avec un regard bizarre et m’a arrêté : “Bon, vous avez vu, la sentence est tombée…” Je me précipite alors sur l’iPad derrière le comptoir et j’ouvre le site de Franceinfo. Là, j’avoue, tout s’arrête dans ma tête. Je suis abasourdi. J’oublie mes accords mets-vins, je suis complètement perdu. Je me rends compte qu’il se passe un truc que je n’avais encore jamais vécu dans ma vie. C’est une sensation assez folle.

© BFM TV

Aziz Mokhtari | Ce sont des clients qui nous ont appris la nouvelle. Quand l’information m’est arrivée en cuisine, j’ai tout de suite pensé à nos stocks. C’était la belle saison, on avait des langoustines, du poisson, des truffes, des asperges… Je me suis demandé ce qu’on allait faire de tout ce qu’il nous restait sur les bras. Et puis, assez vite, j’ai eu hâte de rentrer chez moi pour retrouver mes proches, digérer et comprendre ce qu’il se passait. Je n’étais pas triste, pas heureux, juste bizarrement euphorique. C’était un moment bizarre.

Glenn Viel | On était attentifs à l’annonce, alors on a écouté la prise de parole. Sur le moment, on a trouvé ça dommage, car on venait de remplir les frigos. Dans l’immédiat, c’est à ça que l’on pense : qu’est-ce qu’on va faire de toute cette came ?

“Peu après 20 heures, c’était l’escalade. Le téléphone n’arrêtait pas de sonner. Les gens annulaient leur venue : on est passés de 40 couverts à même pas 15 couverts. On sentait que la peur s’installait.”

Julia Sedefdjian | Juste après l’annonce, le père de mon associé Grégory Anelka nous a appelés pour nous relayer l’information. Sur le moment, on ne comprend pas trop. On est en plein service, il y a 40 couverts, le bar du restaurant est blindé… Au fond, on se disait que ça durerait une semaine ou deux et que tout reviendrait à la normale. Mais, peu après 20 heures, c’était l’escalade. Le téléphone n’arrêtait pas de sonner. Les gens annulaient leur venue : on est passés de 40 couverts à même pas 15 couverts. On sentait que la peur s’installait.

Adrien Ferrand | Après quinze minutes d’absence, je reprends mes esprits. Dans ma tête, tout défile, mais j’arrive à regrouper mes pensées et à rentrer à nouveau dans le service. Des clients s’excusent, sont désolés pour nous, d’autres apprennent la nouvelle. Je vais prévenir les équipes et je leur dis de ne pas s’inquiéter, que ça va aller. Je leur dis de faire comme si on partait en vacances après le service, comme on procède à chaque début du mois d’août avant la coupure annuelle de trois semaines. Finalement, le service reprend son cours assez normalement. Je me moquais de moi-même, je relativisais… C’était assez drôle avec le recul.

“Tout s’arrête dans ma tête. Je suis abasourdi. J’oublie mes accords mets-vins, je suis complètement perdu.”

Nolwenn Corre | Nous étions en plein service, donc personne n’avait son téléphone sur lui. Forcément, nous n’avons pas non plus de télévision en cuisine, ce sont donc les clients qui ont prévenu les serveurs, et l’information a été confirmée ensuite par mon frère, Tanguy, directeur général des établissements. On a directement stoppé le service pendant cinq minutes pour expliquer aux cuisiniers et aux serveurs ce que le gouvernement venait d’annoncer. Sachant que c’était notre dernier service avant un moment, on a tout donné pour finir en beauté et sur une note positive.

© Alain Jocard/AFP

Et les clients, eux, comment ont-ils réagi ?

Adrien Ferrand | C’était étrange car, au fond, même eux se doutaient aussi que la fermeture allait être annoncée. Mais peut-être pas ce soir-là. Il y avait des habitués, une grande table avec des connaissances, les parents de mon associé Galien Emery à Brigade du tigre… J’avais plein de visages connus devant moi, comme s’ils étaient là pour m’aider à encaisser le moment. Beaucoup de clients étaient inquiets pour nous, mais d’autres ont vécu le moment à fond. Il y avait deux couples à une table, dont un arrivé tardivement car l’un d’eux, qui gérait des restaurants, avait été bloqué au téléphone, qui se sont chauffés. Ils ont pris le menu dégustation, ont demandé s’ils pouvaient avoir un plat en plus, ils ont commandé plein de bouteilles pour profiter du moment à fond. C’était assez fou.

Glenn Viel | Il y avait des états d’esprit finalement assez différents. Certains nous disaient “bonne chance” et compatissaient, d’autres étaient contents d’être là pour profiter de ce dernier soir.

Nolwenn Corre | C’était un peu la panique au début, car en plus du restaurant gastronomique et du bistrot, nous avons deux hôtels et nous ne savions pas s’ils pouvaient rester ouverts ou non. On a essayé de rassurer du mieux possible nos clients sans forcément avoir plus d’infos qu’eux, mais toujours en leur accordant une attention particulière, surtout en cette période.

“Les clients ne voulaient pas partir. Ils ne comprenaient pas le fait de ne plus pouvoir venir au restaurant. Ils râlaient.”

Aziz Mokhtari | Ils ne voulaient pas partir. Ils ne comprenaient pas le fait de ne plus pouvoir venir au restaurant. Ils râlaient. Et, franchement, c’était un peu la panique par moments.

Julia Sedefdjian | Franchement, l’ambiance était horrible. Les gens expédiaient leur repas. On sentait qu’ils n’étaient pas sereins, qu’ils voulaient profiter sans vraiment profiter du moment. Au bar du restaurant, en revanche, où la clientèle est plus jeune, l’ambiance était très différente. Les gens recommandaient des verres car ils savaient que c’était le dernier avant un moment. Ce soir-là, on a fermé vers 2 heures ou 3 heures du matin.

Et, à minuit, il a fallu tout fermer…

Aziz Mokhtari | Chez nous, la cheffe de salle, Morgane, a décidé qu’à 23 h 30, le restaurant devait être vide. On a donc fait payer les gens et on a nettoyé la salle et les cuisines, comme d’habitude. Ce soir-là, pour écouler les stocks qui allaient nous rester sur les bras, on a eu une idée. Un menu unique à 50 euros pour tout le monde, au lieu d’un menu dégustation à 45 euros et un autre à 65 euros. C’était une idée dont je suis très content aujourd’hui, car elle nous a permis de faire plaisir aux gens et d’écouler un maximum de came.

Glenn Viel | On s’est dit : “Ça va, ils l’ont annoncé samedi pour samedi, ils ne vont pas venir nous mettre une amende.” Alors on ne s’est pas pressés, on a laissé les gens finir tranquillement leur repas. Et on s’est donné rendez-vous le lendemain pour vider les cuisines. Il y avait finalement une certaine forme de légèreté.

Adrien Ferrand | À 23 h 50, tout le monde avait réglé et la salle était vide. On ne voulait surtout pas risquer des sanctions. On a débriefé en équipe, on a nettoyé la salle comme d’habitude, on a mis des torchons sur les verres afin d’éviter qu’ils prennent la poussière, on a protégé les denrées dans les frigos. À ce moment, on ne savait pas combien de temps on allait devoir rester fermé, donc on a fait comme si on s’absentait en vacances trois semaines.

“On discutait, on était sonnés, on a picolé, on a mangé, on a parlé de foot, de petites copines, c’était mignon.”

Aziz Mokhtari | À la fin du service, on s’est retrouvés avec les équipes et on a ouvert des bouteilles de vin. On ne savait même pas si on allait se revoir. Il n’y avait plus de hiérarchie, mais une belle solidarité qui est née. On discutait, on était sonnés, on a picolé, on a mangé, on a parlé de foot, de petites copines, c’était mignon. Je me souviendrai toujours de ce moment. Et ça m’a fait beaucoup de bien.

Julia Sedefdjian | On a réuni l’équipe et on a improvisé. Le pire, c’est qu’en tant que patron, tu ne sais même pas quoi leur dire. Tu dois prendre la parole sans savoir de quoi il en retourne. On a demandé au personnel de se tenir prêt dans l’éventualité d’une réouverture prochaine, sans savoir que ça allait durer un an. C’était notre plus grosse erreur. On avait des jeunes qui venaient de Martinique qu’on a incités à rester, pensant qu’on allait reprendre quelques jours plus tard… Finalement, ils sont restés enfermés des mois dans leur appartement, c’est peut-être ça le pire dans cette histoire.

Nolwenn Corre | Fort heureusement pour nous, ce soir-là, nous avions beaucoup de clients de l’hôtel et seulement un quart venaient de l’extérieur. Sans qu’on ne l’impose, tous étaient partis avant minuit. À partir de là, on a échangé avec l’équipe pour savoir comment s’organiser. On les a rassurés, notamment au sujet des rémunérations. Beaucoup étaient inquiets de savoir s’ils allaient être payés ou non.

“Clairement, j’ai mangé des asperges et du canard pendant un mois.”

Beaucoup de chefs et restaurateurs ont critiqué cette décision hâtive du gouvernement, notamment à l’égard du personnel et des stocks qui leur restait sur les bras. Comment avez-vous géré la situation ?

Adrien Ferrand | À la carte, on avait de la longe de cochon de Bigorre, des magrets de canard, des cuisses confites de canard, des asperges, du céleri-boule, des condiments, des sauces. La première semaine, je n’y ai pas touché. Puis, quand j’ai vu que la situation allait durer, j’ai tout récupéré et j’en ai fait profiter mon frère, ma mère et un pote que je voyais quasiment tous les soirs. On allait chercher du vin à La Cave de Belleville et on se faisait des bonnes bouffes. Mais, clairement, j’ai mangé des asperges et du canard pendant un mois.

© Getty Images

Glenn Viel | Le lendemain, on a fait un petit marché. Tout le monde est reparti avec son petit sac. Il y avait de l’agneau de lait, de la lotte, du cochon. On n’a rien perdu, tout est parti dès le lendemain.

Aziz Mokhtari | Le soir même, on a réussi à écouler pas mal de stock avec les menus dégustation. Le lendemain, j’ai fait le tri dans les frigos et je me suis dit que ça me servirait à me ravitailler. Il faut se rappeler que tout était fermé et que l’on s’inquiétait de ne plus rien avoir dans les placards. J’ai donc conservé ce qu’il restait au restaurant pour moi, ma famille et mes voisins (bœuf de l’Aubrac, volailles, truffes, asperges, navets, carotte, lait, crèmes…), et j’ai donné le reste à une association, Les Belles Gamelles, dont une dizaine de kilos de haricots tarbais.

Julia Sedefdjian | On a eu la “chance” d’avoir les frigos vides, car nous étions off les deux jours qui suivaient la fermeture. On s’est partagé les sacs de patates et d’oignons qu’il nous restait et on a donné à droite à gauche les produits à consommer rapidement. Mais, avec le recul, on n’a pas eu le malheur des restaurateurs qui devaient ouvrir le dimanche et qui se sont retrouvés avec des tonnes de denrées sur les bras.

“On travaille énormément de poissons locaux plus ou moins onéreux, et nous avions notamment pas mal de turbot à cette période, qui ont fait le bonheur des équipes, un peu moins du comptable.”

Nolwenn Corre | On a été réellement surpris par cette annonce car le Finistère était jusque-là en zone verte. Très spontanément, on a réalisé des paniers avec des produits pour chaque membre de l’équipe, on a donné à notre entourage. Mais on a dû supporter une perte d’environ 10 000 euros de matières premières. On travaille énormément de poissons locaux, plus ou moins onéreux, et nous avions notamment pas mal de turbot à cette période, qui ont fait le bonheur des équipes, un peu moins du comptable [rires].

Un an après, quel regard portez-vous sur la situation ?

Adrien Ferrand | J’ai vraiment aimé mes deux premiers mois de confinement. Le restaurant était fermé, j’ai bouffé des livres à tout-va, je matais des films et Koh-Lanta le vendredi soir, je me tuais au sport et à la boxe. C’est en juin, à la première réouverture, que ça a été très difficile. J’ai eu du mal à supporter les règles qui changeaient toutes les deux semaines. Il fallait jouer avec le personnel, les stocks, adapter le chiffre d’affaires… En novembre, quand on a dû refermer, c’était presque un soulagement.

“Je suis passé par toutes les émotions.”

Aziz Mokhtari | Je suis passé par toutes les émotions. Le début du confinement a été très difficile à encaisser. Ça fait 15 ans que je bosse et c’était la première fois que je n’avais pas de but et d’objectif. Je me suis toujours plaint de trop travailler, mais au final… Ensuite, je suis parti dans tous les sens, je réfléchissais à mille projets, puis j’ai pris le temps de lire, de jouer au foot, de courir, de traîner sur les réseaux sociaux. Bref, tout ce que j’avais jamais le temps de faire. Finalement, je me suis posé avec mon comptable et je réfléchis à de nouveaux projets à lancer désormais, et ça me tient occupé.

Adrien Ferrand | Cette période a vraiment créé un déclic chez moi. Aujourd’hui, dans ma tête, je me dis que j’ai deux restaurants qui font de la vente à emporter. Mes journées sont articulées autour de ça, même si je suis parfois lassé d’agrafer des sacs en papier kraft. J’accepte cette situation, en attendant un retour à la normale. Désormais, je ferai ce qu’on me dira de faire, mais je m’organiserai uniquement quand il sera temps de le faire, et je ne regarde plus les rumeurs et les spéculations. C’est trop épuisant mentalement et physiquement.

“J’envie tellement cette même soirée, à 19 heures, où nous étions encore dans l’insouciance, sans masques, et où l’on aimait ce qu’on faisait.”

Julia Sedefdjian | J’envie tellement cette même soirée, à 19 heures, où nous étions encore dans l’insouciance, sans masques, et où l’on aimait ce qu’on faisait. Un an plus tard, je me dis qu’on a de la chance d’être encore en vie économiquement, même si c’est dur, qu’on galère, qu’on grappille des aides, qu’on essaie de faire tout ce qu’on peut. Aujourd’hui, on attend qu’une chose : réattaquer. Un an pour se remettre en question, c’est bien, mais c’est long [rires].

Nolwenn Corre | De manière générale, je suis la plus positive possible et je garde espoir que nous puissions être ouverts pour la saison de l’été. En revanche, une problématique commence à se poser : je réserve mes produits parfois trois mois à l’avance, ce qui est le cas pour l’agneau par exemple. Je suis donc actuellement en pleine négociation avec l’éleveur pour les commandes estivales mais il n’est pas certain de pouvoir tous nous les mettre de côté. Il est évident que nous allons tous, particuliers et professionnels, devoir faire preuve d’agilité dans les mois à venir et s’adapter au maximum, mais c’est une question de santé publique. Et on garde espoir qu’une vie paisible reprenne d’ici quelque temps, mais je ne m’avance plus sur les dates désormais [rires].