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On a discuté avec les photographes qui ont shooté les couteaux de chefs pendant le confinement

On a discuté avec les photographes qui ont shooté les couteaux de chefs pendant le confinement

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Par Robin Panfili

Publié le

Des grands chefs, des jeunes cuisiniers ou sommeliers ont accepté de poser avec leur objet de cuisine le plus précieux.

Il y a quelques longs mois déjà, une grande partie de la France et du monde était recluse face à l’ampleur d’une crise sanitaire et d’une pandémie aux conséquences encore inconnues. Si beaucoup ont vécu ce moment comme un calvaire, d’autres l’ont vu comme une parenthèse presque enchantée, leur permettant de couper temporairement avec leur quotidien agité. En première ligne, les chefs, les cuisiniers, les commis et le personnel de la restauration au sens large.

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À Paris, dans un studio photo situé non loin du canal Saint-Martin, deux photographes étaient, eux aussi, contraints de regarder l’horloge tourner, sans pouvoir rien y faire. Julien Mignot et Vincent Lappartient, amis de longue date, ont soudain un déclic. Puisque les chefs, habituellement si occupés, ont du temps libre, pourquoi ne pas les solliciter pour un projet photographique ? C’est à ce moment que l’idée d’immortaliser des cuisiniers en compagnie de leur couteau fétiche est née, avant d’être compilée dans un splendide livre, Tranchants.

© Julien Mignot et Vincent Lappartient

Une centaine de chefs et cuisiniers, dix boulangers-pâtissiers, six bouchers, six sommeliers, trois journalistes, trois auteurs, deux forgerons, deux aiguiseurs, deux confiturières, un pizzaïolo et un chocolatier plus tard, nous y voici. 132 lames, en noir et blanc, racontant autant d’histoires et de trajectoires, d’Alain Passard à Alain Ducasse en passant par Adeline Grattard. Entretien.

Konbini food | Salut Julien, comment vous êtes-vous rencontrés avec Vincent ? Et comment l’idée de monter un studio ensemble est née ?

Julien Mignot | On s’est rencontrés dans les coulisses des défilés de mode voilà déjà… vingt ans. Jeunes photographes, on faisait nos armes dans le monde merveilleux des backstages qui n’étaient pas encore hantés par des dessins de photographes influenceurs. Les critiques de mode arrivaient en dérapage à la fin du show en hurlant “j’adore ce que vous faites !” au créateur ému. Je suis finalement venu à Paris, nous nous sommes installés en coloc, et puis nous avons monté notre propre studio, le studio J’adore ce que vous faites, près du canal Saint-Martin. On avait nos propres clients, mais on travaille sous le même toit. Au beau milieu de l’endroit trône le symbole d’un autre lien : une cave à vin.

“En construisant le studio, on avait bu pas mal de flacons, mais il en restait quelques-uns à stocker. On doit être le seul studio de photo à avoir avec une cave intégrée en plein milieu”

Une cave à vin dans un studio photo, c’est-à-dire ?

Avant de m’installer ici, je montais à la capitale depuis mon Auvergne natale avec Stéphane Majeune, le vigneron mythique du Domaine de Peyra. On livrait les premiers troquets en vin nature, dont le Verre volé, le Chateaubriand, et tant d’autres. Aider pour les livraisons me payait le voyage et je me suis fait une culture dans le vin nature, que peu de monde connaissait alors.

J’ai vite emmené mon pote Vincent en Auvergne pour visiter le vignoble. Il y avait un salon à Thiers où toute une équipe de nouveaux vignerons émergeait. On achetait tout le vin qu’on pouvait. En construisant le studio, dix ans plus tard, on avait bu pas mal de flacons, mais il en restait quelques-uns à stocker. On doit être le seul studio de photo avec une cave intégrée en plein milieu. Autrement dit, la gastronomie telle qu’on l’entend était déjà là avant même que nous invitions des chefs à venir poser pour nous.

© Julien Mignot et Vincent Lappartient

Pourquoi avoir demandé aux chefs de venir poser avec leurs couteaux ?

Un jour, on s’est demandé ce que l’on pourrait développer comme projet en profitant d’une situation particulière qui nous cantonnait tous à rester chez nous. J’ai proposé que le studio invite les chefs chez qui on avait nos habitudes – chez qui on avait pas mal d’habitudes gustatives –, qu’ils viennent au studio nous raconter l’histoire d’un couteau qui comptait pour eux. Cela permettait de mettre à profit notre savoir-faire en termes de portrait, et aussi d’interpréter une forme sérielle qui est à la fois confortable, car on reproduit la même image, mais on se confronte très vite à l’innovation dans la contrainte.

“Les chefs sont venus. Ils se sont racontés à travers l’histoire de leurs lames”

Ça a fonctionné ?

Les chefs sont venus. Ils se sont racontés à travers l’histoire de leurs lames. On a décidé de travailler à deux avec Vincent, mon acolyte de toujours au studio. Il a tout de suite saisi l’occasion et contacté pas mal de chefs, il s’est approprié le projet et nos carnets d’adresses ont chauffé. On s’est rapidement retrouvés avec une centaine de cuisiniers de tout poil. On voulait donner notre vision de la cuisine contemporaine, ne pas se cantonner à la bistronomie ou aux étoilés, mais aussi donner la parole aux chefs en devenir, aux commis, à quelques chefs de salles, à des sommeliers, des pâtissiers. On a dû nous arrêter à 132 chefs pour des questions de calendrier d’impression.

© Julien Mignot et Vincent Lappartient

Vous aussi, vous vous ennuyiez pendant le confinement ?

On ne peut pas vraiment dire ça. On avait pressenti que le métier allait probablement évoluer. On s’est demandé quel projet innovant on pourrait imaginer pour aller vers un domaine qui nous passionne mais pour lequel nous avions peu travaillé, la cuisine. J’ai photographié quelques chefs, je suis parti en reportage avec des journalistes culinaires sur des sujets spécifiques, j’ai illustré les pages “food” de Libé pendant un moment, mais disons que les cuisiniers et leurs restaurants ne font pas partie de la clientèle régulière du studio. On avait envie d’aller voir ce qu’il se passait en cuisine, c’est aussi simple que ça. Et depuis, on rêve de faire des résidences dans les restaurants !

“Il n’est pas rare non plus que les équipes des restos passent boire un dernier verre chez nous après le service. Il y avait, disons, déjà des accointances avec un certain réseau”

Cela a été compliqué de contacter les chefs et de les convaincre ?

Il faut bien le dire, notre passion du vin nature qui n’était pas commune ni répandue voilà vingt ans, nous a installés dans le paysage de la bistronomie de l’est parisien. On est de bons clients. Il n’est pas rare non plus que les équipes des restaurants passent boire un dernier verre chez nous après le service. Il y avait, disons, déjà des accointances avec un certain réseau. Vincent était proche de Frédérick Grasser Hermé, qu’il avait photographiée pour l’Amicale du gras. Elle nous a aidés à convaincre les plus renommés. Et puis nos meilleurs ambassadeurs ont été les chefs. Ils ont adoré se prêter au jeu, ce sont eux qui nous ont aussi donné pas mal de pistes ou décroché leur téléphone pour jouer les entremetteurs. Mais c’est surtout Vincent qui a orchestré tout ça d’une main de maître.

© Julien Mignot et Vincent Lappartient

J’imagine qu’il y a en quelques-uns qui manquent dans le bouquin…

Il en reste quelques-uns que nous n’avons pas réussi à avoir, plutôt pour des raisons de calendrier ou de géographie. Mais comme nous allons tout vendre rapidement grâce à cette interview, on pourra faire un deuxième tome et inclure tous ceux qu’il nous manque. Et puis un journaliste ou deux qui ne sont pas chefs mais qui auraient bien aimé aussi faire partie du livre. On n’est pas bégueules, on les rappellera.

“Il était tard, j’ai préparé à manger des pâtes aux asperges à Yves Camdeborde et Thierry Breton. Je suis plutôt bon cuisinier mais là, j’ai tout foiré, impressionné”

Comment avez-vous organisé le shooting ?

Comme nous avons un studio à disposition et que le set-up était assez simple et récurrent, ça n’a pas été trop compliqué. On prenait rendez-vous, les chefs arrivaient, les photos allaient vite, puis l’interview pouvait être plus ou moins longue. Vincent se transformait en Yves Mourousi avec un micro d’époque et questionnait les chefs sur leur rapport au Tranchant. L’invité finissait par un tonitruant “coupé” face caméra et on buvait un café ou on ouvrait une bouteille en débriefant.

Ça a donné quelques soirées magnifiques quand certains avaient le bon goût de venir en fin de journée. On se souvient d’Yves Camdeborde et de Thierry Breton, qui se sont retrouvés ensemble. Il était tard, j’ai préparé à manger des pâtes aux asperges. Je suis plutôt bon cuisinier mais là, j’ai tout foiré, impressionné. Il y a eu Cointre avec qui Vincent a passé une soirée mémorable, ou encore un long moment de discussion très chouette avec Delphine Zampetti et Julie Della Faille.

© Julien Mignot et Vincent Lappartient

C’est quoi la contrainte de photographier un objet aussi symbolique que le couteau d’un chef ?

Nous ne sommes pas photographes de nature morte. C’est le vivant qui nous intéresse. La grosse contrainte réside surtout dans l’aspect sériel quand on souhaite faire un livre. C’est pourquoi on a choisi de photographier les mains des chefs qui tenaient leur objet. En photographiant les mains, on raconte une autre histoire. Et puis on s’est aussi laissés aller à photographier parfois les couteaux seuls. Certains vibrent, ce sont des objets chargés. On a gardé certaines de ces images en pleine page dans le livre. Mais à la fin, ce qui compte, c’est de faire de bonnes photos, des photos justes.

“Finalement, la manière dont on se sert d’un couteau est encore une autre façon, après la plastique du visage et des mains, de raconter une part de son intimité”

Qu’est-ce que vous avez appris avec ces photos, sur les chefs et leur quotidien ?

Outre le fait que le couteau est le prolongement du bras du cuisinier, techniquement, on a appris une multitude de choses. Notamment sur la manière d’entretenir un couteau, l’aiguisage, la gestuelle qui change en fonction de l’outil qu’on emploie. Le plus flagrant, c’est la part d’usage intime que chaque cuisinier avait pour le couteau qu’il avait choisi. Déjà, il a fallu qu’il n’en sélectionne qu’un seul, et ça n’est pas forcément l’évidence qui l’emporte. Ensuite, certains les entretiennent comme des œuvres d’art, d’autres les usent. Finalement, la manière dont on s’en sert est encore une autre façon, après la plastique du visage et des mains, de nous raconter une part de leur intimité. C’est pourquoi nous avons gardé des extraits des interviews de chaque chef dans le livre. Ils nous donnent soit des indications techniques, soit une lecture intime du rapport à l’objet.

On sait que les couteaux japonais sont très présents dans les cuisines de chefs français. Vous l’avez aussi remarqué ?

On n’a pas vraiment orienté le choix des chefs sur le couteau qu’ils devaient rapporter, on a eu beaucoup de couteaux japonais. C’est normal, car ce sont des outils redoutables et polyvalents en cuisine. Il y a aussi une tradition de la forge et du respect de l’outil impressionnante dans cette culture, elle est d’ailleurs peut-être, en apparence, plus artisanale que les couteaux de cuisine occidentaux. Il y a aussi la notion d’exotisme et de souvenir dont on peut charger l’objet. Le Japon est une grande nation de la food et souvent un voyage incontournable pour nos chefs européens. Ils en reviennent souvent marqués, et puis il est plus commode de rapporter un couteau qu’un sushi. Plus largement, cette influence japonaise pour le geste, le respect du produit et le travail bien fait a vraiment infusé notre culture gastronomique. Bon nombre de chefs japonais officient en France. Cette représentation particulière dans notre livre des couteaux japonais n’est donc pas une surprise.

Hormis le confinement et l’assignation forcée à domicile de tout un pays, il y a eu des moments ou des anecdotes dont vous vous souviendrez ?

Hormis les dérapages sus-cités dus à la concordance des shootings avec une heure propice au débouchage de quilles, il y a eu deux repas mémorables. Akrame est venu cuisinier au studio un soir en l’honneur d’un ami commun, Olivier Goy, qui dirige avec sa femme la fondation Photo4Food, dont je fais partie. On a d’ailleurs mis en vente vingt-cinq livres au profit de la fondation. Il s’agit d’acheter de la photographie d’art pour offrir des repas aux plus démunis. Et c’est efficace parce qu’un euro reversé offre un repas.

“Un couteau, ça se démode rarement”

Un autre soir, Jean-Denis Le Bras, bras droit de Gagnaire et doublement étoilé à la grande maison à Bordeaux, a débarqué au studio, la veille du shooting. Les frères vignerons Mosse étaient dans le quartier. Il s’est éclipsé chez le maraîcher de la rue des Vinaigriers, il est revenu avec quatre patates et trois navets, une belle saucisse, des fraises et nous avons vu naître un dîner merveilleux sous nos yeux, sans rien, comme si notre studio avait pris trois macarons d’un coup. Et puis nous avons dégoupillé les quilles qui allaient bien avec, Iñaki et Laurent du Chateaubriand nous ont rejoints, c’était fou !

© Julien Mignot et Vincent Lappartient

Quand tu rouvriras ce livre dans dix ans, en te rappelant le contexte et l’histoire de ces photos, qu’est-ce que tu te diras ?

Un couteau, ça se démode rarement. C’est encore un de ces objets principalement faits pour durer. Lorsqu’on avait réalisé le livre avec cet immense éditeur indépendant qu’est Patrick Le Bescont, patron des éditons Filigranes, on avait choisi de le faire sans fioriture, presque austère, en réservant un soin tout particulier à l’impression, réalisée en Italie. On s’est dit qu’on voudrait qu’il ne puisse jamais vieillir. Comme un instantané de cette cuisine contemporaine qu’on aime tant. Je crois qu’on a réussi. En tout cas, on a fait de notre mieux.

Le livre Tranchants par Julien Mignot et Vincent Lappartient est disponible ici.