À la découverte des hawker centers, cœur battant de la culture food singapourienne

À la découverte des hawker centers, cœur battant de la culture food singapourienne

Image :

(© Carmen Vazquez)

photo de profil

Par carmen vazquez

Publié le

Un hawker center, ça vous dit quelque chose ?

À voir aussi sur Konbini

On ne savait pas non plus ce que c’était avant d’atterrir dans ce curieux pays qu’est Singapour. Avec une culture chinoise dominante et un melting-pot d’influences d’Asie du Sud-Est, la petite île au PIB bien bombé jouit d’une grande richesse culinaire. Principalement dans des hauts lieux de gastronomie couverts, appelés hawker centers. Zoom sur ces marchés couverts fourmillant de vie et de gourmandises !

Hawker centers, épicentres gourmands pour Singapouriens passionnément affamés

Loin des marchés de street food que l’on découvre en Occident, faisant la synthèse des dernières tendances comestibles, les hawker centers sont un concentré de culture et dévoilent à eux seuls l’appétence singapourienne pour le maintien de la tradition culinaire. Si d’est en ouest Singapour se parcourt en 50 km, on trouve pléthore de hawker centers sur la route, à peu près 48, ce qui revient donc à environ 1 hawker center par kilomètre. Inutile d’expliquer plus avant l’obsession singapourienne pour la bonne bouffe ?

C’est que le Singapourien, quelles que soient ses origines, est un être gourmand par nature. Et pour satisfaire cette faim passionnelle, les hawker centers fournissent les amateurs en gourmandises à n’importe quelle heure de la journée. Certains, comme le Amoy Street Food Center situé en plein quartier des affaires, attirent une clientèle de cols blancs et régalent majoritairement en journée et en semaine. D’autres comme le Chomp Chomp Food Center, plus excentré, sont un repaire pour les oiseaux de nuit. Ils sont avant tout un lieu de socialisation où l’on prend le pouls de la ville.

Dès 5 heures du matin, les anciens se retrouvent pour déguster leur kopi – un café noir sucré avec une pointe de lait condensé – et lire le journal. À longueur de journée, classes populaires et hauts fonctionnaires s’y côtoient pour craquer sur leur péché mignon à prix dérisoire. Comptez entre 2 et 6 dollars singapouriens pour la majorité des spécialités. Ce prix minime n’empêche pas certains étals d’hawker de se voir attribuer un Bib Gourmand, voire une étoile Michelin.

Pour la prise de température, direction le Maxwell Food Center, iconique lieu de grignotage au nord du bouillonnant Chinatown. Bâti dans les règles de l’art, ce hawker center est semi-ouvert et fait cohabiter en trois rangées une centaine d’étales aux devantures ultra-flashy. Au milieu de chaque rangée, se trouvent des tablées où tout le monde est au coude à coude.

Pendant que je déambule à la recherche de ma première bouchée, je suis obnubilée par les bruits d’aspiration provoqués par les dégustations de char kwa teo, les nouilles typiques singapouriennes, les duos de vieillards jouant aux échecs à 21 heures, les vieilles dames lisant le journal mandarin… Selon les conseils d’un habitant, je pose un paquet de mouchoirs sur un tabouret en plastique, ruse locale pour réserver sa place.

Laksa, satay, char siew et hainanese chicken rice !

Chaque étal a sa spécialité, forgeant ainsi sa réputation. Preuve en est le nombre de coupures de journaux parlant d’eux et autres stickers approuvant leur succès exposés fièrement en devanture. Dans les hawkers, la gastronomie locale se mêle avec une cuisine déracinée aux origines malaisiennes, indonésiennes mais aussi chinoises avec les dim sum et les char siu, et bien d’autres nationalités…

Je m’arme de patiente à la vue des longues queues (et si le stand est une star du milieu, la queue peut se prolonger jusqu’à une heure), puis je décide de m’attaquer en premier lieu au curieux rojak, une salade de fruits et légumes originaire de Malaisie et Indonésie où s’incrustent le yu tiao, un beignet salé ultra-moelleux, et l’œuf de cent ans, originaires de Chine. La touche finale : une généreuse quantité de sauce satay.

Cette bombe sucrée-salée peut s’accompagner de blood cockles à la vapeur, une sorte de coque à l’apparence rouge sang qui serait vraisemblablement l’un des aliments les plus dangereux voire mortels, puisque ces coquillages, si mal préparés et cuits, peuvent transmettre des virus et bactéries. Alors qu’en bonne Occidentale pas franchement douée je galère à ouvrir mes coques, un couple d’anciens me lance des regards amusés. Le monsieur s’approche, me demande la permission pour se joindre à ma tablée solitaire et m’enseigne l’art de l’ouverture et dégustation du mollusque.

Sa femme se joint à la partie pour savourer son hainanese chicken rice, indétrônable prince de la gastronomie singapourienne. Je m’empresse d’y gouter, bravant la trentaine de minutes de queue devant Tian Tian Hainanese Chicken Rice, les maîtres en la matière. Cette spécialité emmenée dans les rues de Singapour dans les années 1940 par les migrants chinois de la province d’Hainan consiste en une volaille d’un blanc immaculé servie sur du “fragrant rice”, un riz puissamment aromatique parfumé par un bouillon de volaille et de l’ail frit.

Rarement on a goûté un poulet si tendre. Ici, la volaille provient de Malaisie où elle a été nourrie uniquement au maïs. Le secret d’une telle tendresse ? Cuire le poulet dans son bouillon, le désosser mais garder la peau. “Lorsqu’on le cuit à la bonne température, une fine couche de graisse se forme entre la chair et la peau. À ce moment-là, le poulet est parfait, ni sous-cuit ni en surcuisson”, me confie Muy Win, fille de Foo Kuy Lian, fondatrice de Tian Tian Hainanese Chicken Rice.

Samedi matin, 11 heures. Je me lève d’humeur réjouie à l’idée de croquer à nouveau dans l’un de mes plaisirs sucrés les plus étranges, le kaya toast. Je grimpe pleine d’excitation les escaliers du Amoy Street Food Center, bien désertique en ce début de week-end. C’est un hawker center destiné à une clientèle business de semaine. À l’étage, je perçois la télé locale interviewer M. Wung Lock Teng, tenancier d’Ah Seng Hai Nam Coffee. J’esquisse un sourire, je suis à bon port.

M. Wung Lock Teng opère dans son échoppe de mets sucrés depuis 1964, reprenant à cette date le kopitiam (café) que son père avait ouvert en 1949. Je me mets donc sous la dent un kaya toast à la recette vieille de 70 ans. Et quel délice sucré-salé ! Petit-déjeuner sacré des Singapouriens, le kaya toast consiste en deux tranches de pain grillées renfermant une pâte verte et parfois granuleuse : le kaya. Battez des œufs, ajoutez des feuilles de pandan, de la noix de coco râpée et son jus ou du lait de coco, du sucre : vous obtenez une crème sucrée aux arômes exotiques. Cette mixture vient ensuite se nicher, en compagnie d’un morceau de beurre salé, dans un pain se dorant la pilule sur un feu nourri au charbon.

“Il est important que le pain soit marqué, cela signifie qu’il s’est imprégné d’un arôme fumé. Cela contraste bien avec la sucrosité du kaya”, me confie Mme Fang Juat Lam, femme de M. Lock Teng.

Comme le veut la tradition, ici le kaya toast se sert en “kit” avec un café au lait concentré et deux œufs mollets que j’assaisonne passionnément de sauce soja épaisse et poivre blanc. Les œufs apportent leur dose de protéines, étant autrefois essentielles aux ouvriers venant se restaurer aux aurores dans les hawkers centers avant une dure journée de labeur. Je plonge mon kaya toast dans les œufs au jaune parfaitement coulant puis fais glisser l’ensemble avec mon café, un orgasme de première heure.

La spécialité de la maison est aujourd’hui pourtant tout autre. On y déguste aujourd’hui le kaya French toast. Loin de notre pain perdu français, ici le pain de mie se voit plongé dans des œufs battus avant d’être grillé sur le feu. En résulte un petit goût d’omelette assez déconcertant. Le kaya est servi à côté. “J’ai mis au point cette recette dans les années 1990, mais aucun client ne voulait y goûter”, raconte Mme Fang Juat Lam.

“Le French toast était à la mode au Japon. Des clients nippons aimaient ma version et venaient chaque dimanche pour la déguster. Je l’ai mis à la carte définitivement et en ai fait ma signature même si je préfère le croustillant du kaya toast traditionnel.”

Bien qu’il soit déjà 13 heures, je me dirige sur les conseils de Muy Win du Tian Tian Hainanese Chicken vers Tiong Bahru Market où “il faut absolument” que je goûte au chwee kueh, une délicatesse à l’heure du petit déjeuner. Chez Jian Bo Shui Kueh, le gâteau de riz cuit à la vapeur se coiffe de chyepoh, une pâte où se côtoient radis fermenté, piment, ail, pâte de crevettes séchées, échalotes… Une douceur d’umami servie dans cet étal depuis 1958, aujourd’hui figurant dans le guide Michelin local.

M’aventurant dans les quartiers nord de Singapour, je découvre la Laksa, star de la gastronomie perakanan, cette cuisine fusion née des migrants chinois installés en Malaisie. Les longs instants passés dans la queue de Sungei Road Laksa me semblent infimes, je hume les parfums distillés par cette soupe sucrée et épicée concoctée sur du feu de charbon, et composée de nouilles de riz, coques, croquettes de poisson, lait de coco, hae bee (pâte épicée à base de crevettes séchées) et sauce sambal au piment. À seulement 3 dollars singapouriens, ce bol iodé sait réconforter et nous faire voguer sur les côtes malaisiennes.

À une vingtaine de minutes de là, le Old Airport Hawker Center dévoile l’un des meilleurs satays de l’île. Dans ce hawker populaire, à tous les sens du terme, je suis la seule gastronome étrangère. Chez Chuan Kee Satay, M. et Mme Wee parfont l’art de la brochette malaisienne depuis les années 1970. Alors que j’essaye de l’interroger et lui soutirer les secrets de ses brochettes satay au porc, elle me balance d’un anglais approximatif : “Assieds-toi et mange ! On parlera après.” Après avoir plongé mes brochettes de porc ultra-caramélisées et dorées par un feu de charbon dans une sauce satay sucrée par un chutney d’ananas, j’ai mille questions qui fusent dans tous les sens. C’est Mme Wee qui va être contente.