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Je suis allé dîner au “restaurant des rois” (même si je ne suis pas vraiment un roi)

Je suis allé dîner au “restaurant des rois” (même si je ne suis pas vraiment un roi)

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© Réserve de Beaulieu

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Par Robin Panfili

Publié le

Près de Nice, La Réserve de Beaulieu est un lieu unique en son genre, et pas seulement par son cadre idyllique.

À première vue, il ferait penser à n’importe quel palace paradisiaque accroché sur les rochers de la Méditerranée. Et pourtant, La Réserve de Beaulieu est un endroit unique en son genre. À quelques encablures de Nice, il est le dernier palace “indépendant” de la Côte d’Azur, tenu par une famille française, puisant l’inspiration de son architecture dans la Renaissance florentine. Il renferme aussi, et surtout, une histoire grandiloquente que peu connaissent.

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Si le lieu a évidemment vu défiler de nombreuses célébrités, acteurs et vedettes, il a surtout accueilli, au fil des siècles et des décennies, de nombreuses têtes couronnées, de la reine Victoria à Élisabeth d’Autriche (Sissi l’impératrice), de Gustave V de Suède à Léopold II, du roi des Belges à la cour des tsars russes. Mais, ce jour-là, c’était notre tour de venir nous attabler au “restaurant des rois”, comme l’avait surnommé autrefois un critique gastronomique à l’ouverture du restaurant, il y a plus d’un siècle.

Pour ce dîner face à la mer, dans une salle tirée aux quatre épingles, le menu est proposé à l’aveugle, ou presque. Il faudra se contenter de quelques indications sur les lignes directrices du menu, mais bien assez pour nous mettre en appétit. Dans les cuisines, le chef Julien Roucheteau, débarqué de Paris et auréolé du titre de Meilleur ouvrier de France, s’occupe du reste.

Aujourd’hui, ce sera des langoustines rôties surmontées de shiitake et ébouillantées dans leur jus clair, une royale de maïs aux cèpes et capucines, un coffre d’agneau des Alpilles rafraîchi au lactique d’herbes folles ou encore une tarte au chocolat, à la tagette et au combawa. Ce soir-là, le dîner était un sans-faute, à la hauteur de l’excellence d’un lieu aussi emblématique.

Quitter Paris

Lorsqu’il n’est pas en cuisine, Julien Roucheteau passe son temps en famille. Son arrivée sur la Côte d’Azur, après plusieurs années à occuper les fourneaux des plus belles tables parisiennes, est d’ailleurs intimement liée à ce besoin de proximité avec son noyau dur. “J’adore Paris, j’aime le bruit, les sons, les lumières, mais j’ai ressenti le besoin de me recentrer, de prendre du recul”, confie-t-il. Nous sommes au milieu des années 2010, les attentats successifs s’abattent sur la capitale et la France, et il peine à se sortir tout cela de la tête.

“Il fallait que je change d’air. Les attentats, la crise, les mouvements sociaux… Je ne pouvais plus continuer à vivre dans une ville où, à chaque manifestation, on devait se barricader dans le restaurant par peur de se prendre des fumigènes ou un coup de matraque. Ce n’est pas l’éducation et la vie que je voulais pour mes enfants, alors j’ai commencé à étudier l’idée de partir, en famille, en province.”

Un peu comme pour le mercato footballistique chaque été, le nom de Julien Roucheteau commence à tourner dans les palaces, hôtels et grands restaurants. Les appels, eux, se font nombreux. “Un jour, c’est Jean-Claude Delion, le patron des lieux, qui est au bout du fil. J’ai été surpris, il me proposait un entretien pour venir m’installer dans les cuisines de La Réserve de Beaulieu”, se souvient-il. Il faut dire que le challenge est de taille. “En arrivant là-bas, vous succédez à des chefs prodigieux. Cela demande un engagement total. Vous ne pouvez pas dire simplement ‘oui’ et y aller sans réfléchir”, prévient-il. “Mais j’avais besoin de ce défi et de ce coup de pied aux fesses. Puis, ne nous mentons pas, malgré les sacrifices d’un départ loin de notre noyau d’amis à Paris, c’était une immense aubaine et fierté d’accéder à ce poste.”

Alors qu’il prend ses marques, le palace doit baisser le rideau pour sa fermeture annuelle. Dans n’importe quel autre restaurant, ce break serait synonyme de vacances pour le chef, mais Julien Roucheteau préfère enfourcher sa moto et partir à la rencontre des petits producteurs de la région pendant plusieurs semaines. L’idée est simple : créer un circuit vertueux pour le restaurant gastronomique de l’hôtel, se créer un carnet d’adresses et assurer un approvisionnement sur mesure pour sa cuisine.

Le dilemme de la Côte d’Azur

Mais, aussi vertueuse soit-elle, la démarche l’aspire progressivement vers un dilemme : comment défendre son idée de la cuisine, un ADN culinaire très marqué, et un engagement fort auprès des petits producteurs, face à une clientèle touristique qui attend surtout des grands classiques ? En clair, comment concilier sa volonté de proposer une cuisine d’auteur face à un public qui, parfois, préférerait simplement se contenter d’une belle côte de bœuf ou d’une sole meunière ? “C’est un jeu perpétuel”, coupe Julien Roucheteau, sourire aux lèvres.

Pour répondre à ces contraintes, le chef et le directeur de salle ont élaboré une stratégie secrète. “Lui joue sa partition, et moi, je m’adapte en cuisine avec ma brigade”, résume le chef. “Le plus souvent, il dira aux clients une chose simple : ‘Goûtez, dites-moi ce que vous en pensez, et nous en discuterons après.'” Et, généralement, ça marche. Le public se laisse porter et prendre par la main. Il dit :

“Quand des clients restent plus longtemps, dix jours ou trois semaines, on procède différemment. On ira les voir en leur demandant ce qui pourrait leur faire plaisir : un poulet rôti, une pièce de viande, un poisson grillé. Des plats qui ne sont pas à la carte, ni au menu, mais que l’on cuisinera sur-mesure. Mais il y a une chose qui ne changera pas : je le cuisinerai toujours à ma façon.”

Cette adaptation est parfois un challenge pour les équipes en cuisine, habituées à l’organisation millimétrée des restaurants gastronomiques. Si, parfois, elles râlent en cuisine, Julien Roucheteau prend toujours le temps de leur rappeler que c’est, au fond, une chance d’être confronté à ces services désordonnés et hétéroclites. “On casse la routine, cela nous force à nous dépasser, à nous mettre en danger et à trouver de nouvelles idées. C’est comme ça qu’ils obtiendront la meilleure des formations et qu’ils deviendront de bons cuisiniers.”

C’est ainsi qu’à la fin de mon repas, on m’a demandé comment je préférais que soit servi mon dessert glacé. Un service unique, pour un contexte unique. Ce soir-là, je n’étais pas un roi, mais vraiment pas loin.