L’histoire de la fois où j’ai passé une soirée avec Ben de Ben & Jerry’s au fin fond du Vermont

L’histoire de la fois où j’ai passé une soirée avec Ben de Ben & Jerry’s au fin fond du Vermont

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(© Club Sandwich)

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Par Pharrell Arot

Publié le

Deux jours, quatre avions, quelques litres de crème glacée et des signes de gang sur le capot de la Tesla du “Dr. Dre de la glace”.

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Mardi, 16 heures, aéroport international de Burlington, Vermont. Par international, on s’entend : à moins de 100 bornes de la frontière canadienne, les petits avions à réaction de la compagnie United Airlines font juste des sauts de puce jusqu’aux mégalopoles les plus proches de la côte est nord-américaine. Un seul guichet pour passer la douane, un seul tapis mécanique pour récupérer sa valise, et nous voilà les pieds dans le deuxième État le moins peuplé des États-Unis, juste derrière le Wyoming, avec moins de 650 000 habitants. Le Vermont, ses lacs, ses vaches, son sirop d’érable vieilli en fût de bourbon, son Bernie Sanders, et sa marque de glace : Ben & Jerry’s.

Si je suis dans le Vermont, c’est pour, après avoir visité la ville en une petite journée, passer 36 heures avec les équipes du géant de la crème glacée. La marque de glace aujourd’hui détenue par Unilever est née ici, et y possède encore ses quartiers généraux et la première usine de la compagnie.

Feel the Bern’

Avec 24 heures pour découvrir les environs avant de passer en mode glace, me voilà sous le soleil, une bouteille de Smartwater à la main pour prendre le pouls de la petite ville. Ici, l’ambiance est détendue, mais mon chauffeur de taxi me brosse un portrait en demi-teinte :

“Je suis revenu à Burlington pour m’occuper de mes parents, ici peu de gens restent après leurs études, moi je suis parti au Canada. Burlington, c’est un peu le feeling californien tu vois, il n’y a pas de violence, on est un îlot bucolique ; on recycle, on roule électrique, on fume de la weed. Par contre, vu qu’il ne se passe pas grand-chose, les jeunes se barrent presque tous.”

Pour me la jouer Américain, je prends la direction du Walmart local, supermarché version XXL où allées de sucreries croisent les rayons de matériel de chasse et autres montagnes de soda. Au rayon glace, la marque des deux compères Ben & Jerry’s se décline en dizaines de parfums.

À la caisse, alors que la caissière me vanne en voyant mes courses foutraques (les 5 bouteilles de sauce piquante et autant de petites voitures Hot Wheels m’ont directement placé dans la case “weirdo ou touriste”), je lui demande si Ben & Jerry’s fait vraiment vivre la ville. Elle se marre, acquiesce, me dit qu’elle adore le parfum “phish food”, mais que mettre 5 dollars dans un pot de crème glacée, c’était quand même un peu ridicule. Dans le bus pour retourner à mon hôtel, je croise deux jeunes de la petite université locale, sapés en streetwear dernier cri des pieds à la tête.

“Ici, notre sénateur, c’est Bernie, la vie est relax, mais on vit notre vie de jeune surtout sur Internet, pas besoin de grand discours pour te dire qu’ici ce n’est pas New York.”

Première glace

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J’entre dans le vif du sujet le mercredi soir, en dînant avec Jostein Solheim, CEO de la marque, aka mon premier contact avec la team Ben & Jerry’s. Après avoir brisé la glace en discutant de nos parfums préférés, Jostein me raconte son arrivée à la tête de la marque en 2010, après avoir été un proche de Ben et Jerry pendant des années. Sorti d’un crossover entre Curb Your Enthusiasm et Sept à la maison, il donne le la du mood de la marque ; ultra-rentable certes, mais toujours prête à soutenir des causes louables : mariage pour tous, mouvement Black Lives Matter, sauvegarde de l’environnement… C’est la ligne de conduite idéaliste de la marque, où il ne s’agit pas toujours de pouvoir faire mieux, mais au moins de faire différent.

“On a enfin une vraie gamme végane, c’était un incroyable challenge pour une entreprise basée sur les produits laitiers à 100 %. On est allés vite dessus parce qu’un jour Jerry a annoncé en conférence de presse qu’on lançait toute une gamme, il ne m’en avait même pas parlé avant. Si on peut faire baisser notre empreinte carbone en proposant quelque chose de plus éthique, on fonce.”

Version YOLO du Dow Jones, Ben & Jerry’s est là pour le “swirl”, les “chunks”, les noms déconneurs, et pour promouvoir, à son échelle, un monde meilleur. Et pour le dessert ? Une glace.

Une entreprise peut-elle aider la révolution ?

Après une courte nuit, me voici dans les locaux de Ben & Jerry’s. Même si un baby-foot ne fait pas d’une boîte un endroit cool, le toboggan et les dizaines de petits chiens mignons des employés se baladant dans l’immense bureau donnent plutôt une très bonne vibe. Une salle de sport et une balance, le clin d’œil aux trois pots de glace que les employés peuvent ramener chez eux chaque jour, petite marotte de Ben et Jerry pour garder la bonne ambiance. Mais tout ce cool, tout cet activisme, n’est-ce pas un remake actuel de Charlie et la Chocolaterie ? Pas si on écoute Chris Miller, activism manager de la boîte qui a fait ses armes chez Green Peace. Il répond sans se démonter quand je lui demande si une aussi grande entreprise a une légitimité dans les combats sociaux qu’elle souhaite mener.

“Quand on débarque pour une marche contre les armes à feu, qu’on milite pour les droits LGBTQ+, on n’arrive pas avec des grandes bannières pour donner des glaces, on est là nous, on lève le poing, on aide où on peut aider. Quand on a des consommateurs que ça fâche, c’est qu’on a réussi notre coup, qu’on fait causer sur des sujets qui nous tiennent à cœur. On est juste une marque de glaces pour la plupart des gens, et ça nous va. Mais si on peut faire plus, aider la communauté, faire changer quelques mentalités, c’est encore plus important qu’un nouveau parfum de glace.”

Pour rappeler son engagement, un cône géant en forme de planète Terre où figure l’inscription “If it’s melted it’s ruined” – littéralement “si c’est fondu c’est fichu” – trône au milieu des bureaux, devant lesquels flottent dans le vent un drapeau américain, un drapeau arc-en-ciel et un drapeau du mouvement Black Lives Matter.

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Clip de rap au pays de Bernie

Après avoir passé une partie de l’après-midi avec un “flavor guru” de la marque, chargé de créer les nouveaux parfums de glace, direction une maison au bord du lac qui borde la petite ville, perdue au milieu de nulle part. Là-bas, il s’agit de dîner avec Ben, le Ben, celui de Ben & Jerry’s. Match des Red Sox suivi sur les téléphones, bourbon au chocolat, et soleil couchant sur l’endroit le plus calme à 20 kilomètres aux alentours.

Devant la maison, est garée une Tesla aux couleurs de la marque, immatriculée “Swirled”, du nom des tourbillons de caramel des crèmes glacées. Ben, 67 ans, porte un jean troué et un hoodie noir frappé du logo de l’Electronic Frontier Fondation, une ONG basée en Californie défendant la neutralité du Net, l’innovation et la libre expression digitale. 

“On a commencé parce qu’on ne savait pas trop quoi faire, on a eu de la chance, et on était déjà des hippies, alors on est restés comme ça. Je n’ai pas d’odorat, c’est pour ça qu’on a mis pleins de morceaux dans les glaces. Le reste, c’est une drôle d’histoire, regarde où j’en suis aujourd’hui, tu parlais de Kanye West, moi je suis le Dr. Dre de la crème glacée [rires].”

Aider les réfugiés en Europe, lever le majeur devant la politique de Trump et redonner un maximum à la communauté, c’est ça que défend Ben. Comme un Mickey retraité dans un Disneyworld de gauche, Ben a l’œil brillant, le sourire malicieux, prêt à dégainer la bonne vanne et à l’affût du bon coup, celui qui fera chier les gens qui le font chier, comme s’il avait ouvert sa boîte hier et vendait encore des crèmes glacées dans cette petite station-service qui était le premier point de vente des deux compères au début des années 1980.

Un dernier bourbon, une photo posé sur le capot de la Tesla une liasse de billets à la main et la capuche de son hoodie sur le crâne, Ben est frais, ou même glacé, comme un Gucci Mane ayant un jour eu la bonne idée d’une vie : faire des loves pour partager du love.