TripAdvisor peut-il faire couler mon resto préféré ?

TripAdvisor peut-il faire couler mon resto préféré ?

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(© Sara Bentot pour Club Sandwich)

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Par Lucie Tournebize

Publié le

Lucie vit à Venise et écrit pour des guides. Un jour, on lui a demandé de vérifier si son resto préféré valait toujours le coup.

Dans le brief envoyé par mon éditeur, mon restaurant préféré à Venise, l’Antica Adelaide, est sur la sellette : “Mal noté sur TripAdvisor, à vérifier”. Pourtant, depuis que j’y ai goûté un fritto misto “mistico”, comme le surnomment les habitués, je conseille à tout le monde ce restaurant vénitien.

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Il me suffit de repenser à l’explosion de saveurs provoquée par la busara du chef, Alvise, pour que mes papilles se dilatent. Sa version du plat vénitien emblématique, de gros spaghettis préparés en sauce piquante où nagent des langoustines, est pour moi la meilleure de Venise.

Gastronomie tourisme-friendly

C’est subjectif, mais je parle d’expérience. Une fois par an, mon boulot, c’est d’enchaîner les tables vénitiennes pour repérer le meilleur des adresses locales à insérer dans le guide de voyage qui m’embauche. Je ne compte plus les kilomètres de spaghettis aux palourdes et les quintaux de ravioli de poisson del giorno avalés.

À Venise, sur TripAdvisor, on compte 1 318 restaurants pour 52 800 habitants et 30 millions de touristes annuels. Les menus se suivent et se ressemblent : d’un côté “vénitiens”, avec les trois mêmes spécialités proposées toute l’année, de l’autre, les touristiques qui servent les spaghetti à la bolognaise – un plat qui, malgré son nom, n’est pas italien. Entre les deux, quelques restos qui luttent contre la banalisation de leur cuisine, explorant les territoires entre tradition et haute gastro.

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La domination des “pasta-to-go”

Pour vérifier mes intuitions, j’ai pris l’habitude de consulter, entre autres, TripAdvisor. Mais là, je ne comprends pas : comment mon repaire gastronomique a-t-il pu écoper d’une si mauvaise note sur TripAdvisor ? D’ailleurs, est-ce vraiment une mauvaise note ?

Au collège, quand j’avais 14/20, l’équivalent d’un 3,5/5, j’estimais mon devoir d’enfant accompli et avoir gagné le droit de casser les pieds à mes parents. Pour un resto, en revanche, le sans-faute est devenu la norme. Devant un prosecco, dans un bar de Cannaregio (4/5 sur TripAdvisor), Dario Bertocchi, chercheur en économie à l’université Ca’ Foscari de Venise m’explique comment fonctionne l’équation.

“Pourquoi le top 10 des restaurants à Venise est-il autant trusté par des adresses de type pasta-to-go ? C’est simple, ces fast-foods répondent aux besoins essentiels du touriste. Ils leur vendent un plat ‘italien’, pour 6 €, pas loin des attractions touristiques, sans leur faire perdre de temps. Les attentes du touriste moyen ne sont pas déçues. Il attribuera donc facilement 5 étoiles sur TripAdvisor, et tant pis si la carbonara qu’il a mangée dans une box en carton est un plat romain, pas vénitien.”

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Adieu TripAdvisor ?

Allons voir ce qu’en pense Alvise, dans son restaurant. J’arrive un midi, en fin de service, mais la tension est encore à son comble. “Une interview ? T’as 30 secondes ou bien faut revenir dans trois semaines, après la Biennale !”, lance-t-il avant de disparaître en cuisine. Il en ressort le front luisant, un plat de pâtes fumant sur les bras. Je le chope au vol “TripAdvisor, c’est pour les imbéciles, on vivrait mieux sans !”.

“TripAdvisor, c’est pour les imbéciles, on vivrait mieux sans !”

Il a essayé de supprimer son restaurant du réseau, en vain. “Une cliente est arrivée, elle a commandé deux plats de pâtes différents, puis elle les a mélangés. Je me suis précipité à sa table, affolé, j’ai cru qu’elle avait un problème. Elle a écrit un avis négatif, elle dit que je suis mal élevé. C’est moi, voilà, je suis mal élevé !”, clame-t-il avant de disparaître à nouveau en cuisine.

Contenter les clients internationaux en proposant une carte plus simple ? “Jamais ! J’ai ouvert mon resto il y a 13 ans parce qu’on ne trouvait plus la cuisine de ma grand-mère à Venise. C’est pas pour faire du McDonald’s”. La clientèle du jour hoche la tête.

Le dilemme de la cuisine locale

Ici, on croise surtout des Vénitiens connaisseurs ou des estomacs “préparés” à l’immense variété de la cuisine italienne. Pour les autres, c’est plus compliqué. Dans un resto gastronomique, non loin du Campo Santa Maria Formosa, j’observe un touriste assis à la table voisine. Interloqué, il observe une assiette d’antipasti di mare, où de petits poulpes, des crevettes et des squilles ont été disposés.

Du bout de la fourchette, il les tâte précautionneusement, puis se tourne pour lancer un regard désespéré au serveur. Abandonné à lui-même, il finit par se lancer et plante les dents dans la carapace hérissée de pics d’une squille. Sur son visage, se dessine une expression difficile à percer, mais qui ne doit pas valoir bien plus de deux étoiles sur TripAdvisor. Moi, je mords avec délice dans des raviolis aux asperges : c’est la saison, elles sont délicieuses.

TripAdvisor fera-t-il couler mon restaurant vénitien préféré ? Pour Alvise, tant qu’il y aura des locaux, tout ira bien. Et si on aidait plutôt les touristes en leur montrant la voie pour dépasser la sainte Trinité Pasta-Pizza-Gelato ?